« La Poésie a manqué de dignité et en est punie par le dédain qui la fait considérer comme une chose médiocre et qui ne peut être prise au sérieux. »

 Alfred de Vigny. Carnet de 1840-1842.

     Il fut un temps où la poésie paraissait évidente, puisqu’elle était alors simplement « l’art d’écrire en vers », comme la définissait Louis Quicherat en 1850 dans son Traité de versification française. Bien entendu, cette célèbre définition ne résolvait rien, ne révélait aucun secret et laissait sans explication les deux mots importants, art et vers. Les poètes eux-mêmes s’opposaient pour savoir ce qu’était vraiment cet art qu’ils pratiquaient : les Trissotins et les Vadius se querellaient par jalousie, puis les anciens et les modernes à l’Académie, puis les Bouffons au théâtre, puis les Romantiques et les Classiques, les tenants de la rime pour l’œil et ceux de la rime pour l’oreille, les surréalistes avec tout le monde, etc. Par-delà ces querelles traditionnelles, celles des poètes qui sont des « gens irascibles » comme l’avait déjà reconnu Horace, l’apparition des vers-libristes à la fin des années 1880 suscita une vraie différence entre les uns et les autres et reposa, pour la première fois, sur des réalités esthétiques et non plus simplement sur des impressions ou des jugements sans raisons objectives. Quand on va voir d’un peu près cette célèbre querelle, comme nous l’avons souvent fait ici-même, on est surpris par la rigueur des positions des uns et des autres et par la vigueur des invectives.

      Un siècle et quart plus tard, l’opposition entre la versification traditionnelle et le vers libre semble moins violente, moins outrancière, elle existe toujours. La différence entre ces deux époques, celle de la naissance du vers libre et la nôtre où coexistent ces deux types de poésie, c’est tout de même l’occultation paradoxale de la poésie, de plus en plus pratiquée par de plus en plus de gens, et de moins en moins lue, ayant de moins en moins de lecteurs et de moins en moins de place partout – si ce n’est, encore, dans les écoles. On constate qu’à la fin du XIXe siècle, la poésie occupait une place qu’elle n’a plus aujourd’hui.

      Certes, la poésie a toujours vogué de crise en crise, chaque époque se plaignant de la désaffection dont elle aurait soudain souffert, et Alfred de Vigny notant dans un de ses Carnets un sujet de poème restant « à faire », qu’il ne fit pas, d’ailleurs. Mais tout de même, les ventes des recueils de Victor Hugo, la floraison des revues de poésie à l’approche des années 1900, les Prix Nobel décernés à des poètes, et d’abord à Sully Prudhomme, poète français, premier Prix de l’histoire des Nobelisés, les célèbres scandales des surréalistes, puis, dans la deuxième partie du XXe siècle, les succès des poèmes de la Résistance, la popularité de la collection des Poètes d’aujourd’hui de Pierre Seghers, tout montre, par comparaison, quelle pauvreté, quelle misère, notre époque réserve à la poésie !

      On en a souvent analysé les causes, et nous ne le referons pas encore une fois, les torts étant partagés entre les écrivains, les éditeurs, la presse, les critiques, les universitaires, les profiteurs, les inventions techniques etc., le tout soumis à l’égoïsme « obligé » de l’époque, à l’écrasement systématique de la tradition culturelle, à la mainmise du profit sur tout et partout.

ÉCRIRE SANS ÊTRE LU

     Or, nous l’avons déjà remarqué, les poètes sont toujours aussi nombreux, peut-être parce que le désir de « créer », de « s’exprimer » personnellement devient de plus en plus prégnant dans une société tellement bavarde pour ne rien dire, certainement aussi parce que la poésie semble un art relativement accessible puisque son matériau, le langage, est déjà en la possession de tout le monde, et, osons le dire, certainement aussi parce que la poésie écrite en vers-libre paraît plus « facile » pour s’essayer à la poésie, ce qui n’est pas tout à fait exact.

Comme on le sait, Le Coin de table refuse de s’enrôler chez les uns ou chez les autres, et la revue publie aussi bien des vers libres que des vers plus classiques, ayant le seul souci de faire connaître de « bons poètes », expression très ambiguë qui ne correspond qu’à des choix effectués au nom de goûts personnels et sans aucune justification, surtout pas technique. Il nous a toujours semblé qu’un poème se devait d’être une œuvre structurée, et agissant d’elle-même par ses propres vertus – sans avoir besoin d’explications ni de gloses. La poésie est toujours un art.

      Tout cela reste théorique. Or, la poésie est d’abord une pratique, celle de l’auteur, celle du lecteur. Et la crise poétique que nous vivons est évidente. Est-elle passagère ? Est-elle si grave que la poésie serait arrivée à sa fin ? Assistons-nous à sa mort ? La poésie n’a-t-elle plus d’avenir ?

      Nous avons donc demandé leur avis à des poètes et à des amateurs de poésie et nous avons reproduit leurs réponses très diverses sur cette survie ou cette disparition de la poésie. Comment ressentent-ils cette éclipse de la poésie qu’ils pratiquent en l’écrivant ou en la lisant ? Parmi ceux qui ont bien voulu nous répondre, on trouvera des poètes célèbres (mais dans quels cercles ?), d’autres moins connus (on peut espérer qu’ils parviendront à percer l’indifférence généralisée de notre époque).

      Comme on le constatera, une synthèse de leurs réponses semble impossible, par exemple entre ceux qui s’en tiennent à la versification classique et ceux qui n’aiment que le vers libre, tout en sachant, certainement comme nous, que les deux pratiques ont suscité aussi bien des réussites que des échecs. En outre, sans être aussi ancien que la versification traditionnelle, le vers libre est lui aussi une vieille lune clopinant allégrement vers son siècle et demi. L’attribut « moderne » n’a plus de sens. D’ailleurs, certains poètes refusent cette opposition (pourtant bien réelle), en s’en tenant à l’œuvre de qualité (hélas ! de plus en plus rare).

      Les facteurs de cette qualité sont connus : l’image et l’imagination, le sens du rythme, la beauté de la mélodie, etc. Ils rejoignent une réalité plus subtile et difficile à cerner, celle du souffle, de la respiration, qui renvoie (peut-être) à la diction, à la lecture à haute-voix, au langage énoncé par-delà l’écriture. Et sans doute n’y a-t-il plus assez de rencontres avec un(e) diseur, ou avec le poète lui-même disant ses vers. Il nous semble que plusieurs poètes souhaitent ce passage (ce retour) à une oralité qui est aussi une définition de la poésie – jusqu’à la mémorisation, excellente défense des partisans de la forme resserrée du vers traditionnel.

      Évidemment, tout se tient, et cette relative disparition de la poésie orale vient aussi de l’amenuisement de la vie poétique (et réciproquement dans ce cercle vicieux). Alfred de Vigny se plaignait déjà de cet abandon, et il estimait que la poésie manquait alors de dignité, notion assez vague pour que nous nous en méfiions tout de même un peu. Mais on voit bien qu’elle justifie en partie les succès de certaines époques. La poésie reste certainement « l’art de combiner les mots » pour en tirer un maximum d’effets, mais au service de quel plaisir – ou de quelle cause ? Certains souhaitent que le poésie retrouve le langage du combat qu’elle a utilisé à certains moments (on pense, évidemment, aux Châtiments), notre société actuelle nous offrant un large champ de protestation, dans des styles divers (nous avons attiré l’attention ici-même sur la poésie « engagée » à sa façon de Michel Houellebecq).

      On fait remarquer que le monde littéraire a abandonné la poésie pour le roman (avec ses succès et ses lourds échecs), pour diverses raisons dont les financières ne sont pas les moindres : les ventes dans les deux genres ne peuvent pas se comparer. Il est vrai que les recensions de poésie n’existent pratiquement plus dans la grande presse, d’une part ; que les émissions médiatiques (radio ou télévisions) sont plus consacrées, d’autre part, à la petite histoire de l’auteur qu’à l’œuvre proprement dite. Mais tout ceci constitue des recherches d’excuses qui n’en sont pas.

      La vérité, c’est tout simplement que nous n’avons pas actuellement la coïncidence nécessaire, celle d’une situation sociale assez marquée et d’un poète assez puissant pour la transmettre. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien à faire, mais que le succès de la poésie ne peut se manifester qu’à certains moments de crise, de tension, de joie collective, de désespoirs communs.

      Reste le mystère de ce qu’on attend, de celui qui doit venir. On remarque que pour certains correspondants, la poésie touche toujours au sacré. On ne sait pas trop pourquoi, la poésie est toujours « la petite espérance » qu’il faut précieusement garder.

      Et c’est bien pourquoi nous continuons.

LE COIN DE TABLE