Voilà plus d’un siècle, plus de 130 ans aujourd’hui, que des poètes décidèrent de libérer leurs vers des contraintes de la versification traditionnelle. Jules Laforgue, Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin, d’autres, utilisèrent avec bonheur « le vers libre » de façons diverses.
Pendant tout le XXe siècle, les deux expressions poétiques co-existèrent, certains poètes d’obédiences différentes furent également bien accueillis par leurs lecteurs, Jacques Prévert et Louis Aragon, par exemple. Le premier poète de ces temps révolus, Guillaume Apollinaire, avait d’ailleurs écrit aussi bien en vers libres qu’en vers réguliers.
Le XXIe siècle a semblé à ses débuts ne plus connaître que le vers libre ; mais les apparentes facilités de cette expression sans contraintes ont suscité autant de médiocrités que la versification traditionnelle. On s’aperçoit maintenant qu’en plus d’un siècle d’existence, il s’est effondré dans des banalités informelles, comme les versifiages de jadis dans leur ressassements. Pire : il a contribué à la disparition de lecteurs de la poésie qui attendaient autre chose que des banalités enfilées ligne à ligne dont il reste si peu de choses dans la mémoire du lecteur.
D’ailleurs, la poésie existe-t-elle encore ? A-t-elle une existence possible en dehors d’une structure qui lui donne une cadence, des échos, un chant, voire une incantation ? N’a-t-elle plus de rapports avec « le sacré » qui fut son origine ? Qu’est-ce qui reste de la poésie dans ces lignes superposées qui tentent de la dessiner sur la page ? La poésie serait-elle mortelle ? Nous en arrivons à poser la question : La poésie ? À quoi ça rime ?
Cette question, nous nous la posons, nous vous la posons, vous qui êtes ou poètes ou amateurs de poésie. Elle déborde évidemment la simple interrogation de la forme. On n’a jamais bien su ce que dévoile (ou cache) ce mot : poésie. A-t-il encore un sens pour vous ?
(Les réponses reçues sont parfois très longues. Nous en donnons des phrases révélatrices)
Francisco Furini
Je n’imagine donc pas plus une poésie sans rime qu’une musique sans solfège et m’appuie sans faiblir sur cet éloquent quatrain titré Boileau for ever » de Jean-Victor Pellerin, publié dans son Marchand des quatre-saisons aux éditions Points et Contrepoints en 1957 :
Dût-on me traiter de ballot
J’admire et tiens pour exemplaire
La façon dont un Baudelaire
Se soumet aux lois d’un Boileau.
Daniel Ancelet, À quoi rime la poésie.
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Oui, je crois encore et toujours à la poésie. C’est mon medium d’expression, ma langue native, une fibre intime de ma vie intérieure ; nullement un divertissement, c’est un mode d’être au monde.
Écrire, c’est s’engager dans l’aventure du langage et l’indicible est la forme du poème. Ce n’est pas l’auteur qui importe, mais sa quête, son inlassable recherche d’adéquation entre l’œuvre et sa vision intérieure, et ce n’est pas la virtuosité syntaxique qui me requiert, c’est la justesse.
Gilles Baudry, Un mode d’être au monde.
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Je voudrais, à titre liminaire, souligner que la bonne vieille guerre de religion entre versification traditionnelle et vers libre ne présente guère d’intérêt … sinon celui d’excommunier qui n’est pas de sa chapelle.
La poésie ? À quoi ça rime ?
L’écriture poétique m’est advenue il y a une vingtaine d’années, en prolongement de ma passion pour la littérature : je suis un liseur fanatique depuis l’enfance.
La poésie ? À quoi ça rime ?
C’est pour moi le goût de vivre malgré les horreurs qui nous assaillent, malgré, tout simplement, le joug des médiocrités au quotidien.
Jean-François Blavin, Une langue dans la langue.
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À temps et contretemps, sans rien démontrer, sans besoin d’apporter la moindre preuve, la poésie bénit le souffle de la vie, le chant du monde à son éveil dans les correspondances de l’homme et de la nature.
Jean-Pierre Boulic, Au sujet de la poésie.
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À quoi sers-tu, ô Muse ? à quoi bon te connaître ?
Et pourquoi me suis-tu ? Disparais ! Je te fuis.
Tu m’embrouilles l’esprit en sondant mon mal-être
et quand tu viens, je perds le fil de qui je suis.
…
Chaunes, À la Muse.
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Du fait de son absence dans l’actualité éditoriale et sur la scène littéraire – tandis que les nouveaux recueils de poèmes publiés sortent confidentiellement et connaissent des tirages insignifiants –, on se demande parfois si la poésie toucherait moins les gens qu’autrefois, mais c’est là déplacer la question, et ne pas voir que ce ne sont pas les lecteurs qui se sont détournés de la poésie, mais bien plutôt le monde littéraire, écrivains, critiques et éditeurs.
Frédéric Farat, Le poète est-il encore un écrivain ?
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En jugeant simplistes ou réductrices les anciennes définitions que l’on en faisait, ils se sont embourbés dans des réflexions personnelles et des raffinements de détails sur lesquels, fatalement, tout le monde ne tombe pas d’accord. Ils font des définitions qui n’en sont pas. Les problèmes les plus insolubles sont souvent ceux que l’on fabrique soi-même.
Nicolas Gautherot, Définir la poésie.
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Sans reprocher à celui qui s’essaie à la poésie de s’en tenir à ses possibilités, nous avons besoin de grandes pointures. Elles seules, et leur exemple, pourraient sortir la poésie de l’impasse dans laquelle elle végète et s’étiole inexorablement.
Pierre Gourdé, L’impasse.
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Le vers libre est fondé. Il n’en reste pas moins que la rime, ou plus largement l’assonance, renforce très utilement la perception du vers par l’auditeur. Fort logiquement, plus le rythme est perceptible, moins la rime a besoin de l’être, et réciproquement.
Jean Hautepierre, Du rythme avant toute chose.
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Disons-le tout de go nous n’avons pas les réponses ; tout au moins pas de réponses certaines. On entrevoit bien quand on ouvre n’importe quel florilège marqué poésies ou poèmes que les objets littéraires qu’il présente, aussi divers et variés soient-ils, ont une certaine forme sur la page.
Christian Laballery, La vie ? À quoi ça rime ?
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Qu’est-ce que la poésie ? Je dirais que c’est l’art de combiner les mots de manière à susciter une émotion spécifique chez les lecteurs ou auditeurs. Un grand poète est une personne dont les productions suscitent une telle émotion chez un grand nombre de lecteurs ou auditeurs et continuent à en susciter pendant des siècles.
Gilbert Lazare, L’art de combiner les mots.
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Qu’est donc la poésie ?
La poésie est l’expression du rêve et de l’imagination.
La poésie est faite pour embellir la vie et non pas pour la pleurer. Pour être lue avec avidité, la poésie doit être gaie, chantante, distrayante.
Michel-Anglebert Legendre, L’expression du rêve et de l’imagination.
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Attardons nous d’abord sur le sens premier de la question, et donc sur la forme. La rime ne fait pas la poésie : nos prédécesseurs du siècle dernier et même avant l’ont démontré avec plus ou moins de génie. Mais aujourd’hui, fort est de constater que la rime n’a pas disparu, bien au contraire. Peut-être même connaît-elle un renouveau.
Thomas Le Goareguer, Transformer le langage.
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Certes, l’être humain est destiné, dans les temps à venir, à changer profondément dans sa morphologie. La Poésie, je pense, restera auprès de cet humain « robotisé » comme la présence d’une fleurette, – un coquelicot ? – dont s’émerveillera le spectateur, l’auditeur, le lecteur.
Jeanne Maillet, Pantelante, prodigue, prestigieuse poésie…
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Le poète se donne une tâche malaisée, voire paradoxale : exprimer l’indicible avec des mots. Robert Desnos écrit, évoquant l’amour : « Le mot qu’aucun lexique au monde n’a traduit ». (« Le paysage », dans Contrée).
Henri Manois, Poésie ?
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Je ne sais par cœur aucun poème en prose. Ceux que ma mémoire a retenus, je n’ai pas cherché à les apprendre, je les ai seulement beaucoup fréquentés. Mais quelle que soit leur forme, ils en ont une, variable d’une œuvre à l’autre, d’une langue à l’autre. Une petite musique fidèle et tenace.
Jean-Luc Moreau, « Mon beau navire ô ma mémoire… »
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Je ne m’en cache pas, j’ai toujours été un fervent partisan de la poésie « libérée. » Cette libération du vers corseté m’a semblé nécessaire pour aller vers autre chose. Le côté ronflant, convenu, conforme, de l’apparence traditionnelle m’insupporte souvent, surtout lorsqu’on perçoit en filigrane le travail laborieux pour arriver au juste compte des syllabes et à la qualité des rimes. Mais, je le confesse, je reste sensible à ceux qui, ayant choisi cette forme, me la font oublier, pris que je suis dans ce qu’ils disent. Pirotte, Cliff, Réda et parmi les tout nouveaux Decourt.
Jacques Morin, La poésie existe encore.
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La poésie ? À quoi ça rime ? Je ne m’aventurerai pas à dresser un historique de la poésie depuis l’arrivée du vers libre. (…) Je ne peux vous livrer que mon témoignage.
Toujours, la poésie, ça rime avec la vie. Et ce n’est pas demaon qu’elle aura déguerpi.
Victor Ozbolt, La poésie rime avec la vie.
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Les poètes seraient-ils craints ? Pourquoi pas ? Dans l’histoire de la poésie française, on voit que bien souvent ils se sont servis de leurs compositions pour attaquer certains excès de la politique, des habitudes ou même de la morale.
Robert Parron, Des auteurs de combat.
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Mon sentiment est que le phénomène poétique, lorsqu’il se manifeste électivement dans le langage (et surtout dans le langage écrit), ne dépend d’aucune forme particulière, imposée ou non, s’il s’y révèle avec une intensité et une évidence telles, qu’il n’a besoin d’aucun commentaire accessoire pour être perçu. Au contraire : toute espèce de glose ne fait que dévier le rayonnement qu’il exerce, et qui provient de ce que le poète surréaliste, pour une fois inspiré, nomme « l’infracassable noyau de nuit. »
Jacques Réda, La réalité du fait poétique.
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Si je mourais là-bas étudié durant un cours de Français de troisième l’année dernière, est le poème qui m’a amené à ouvrir pour la première fois un recueil de poésie écrit par Guillaume Apollinaire, un recueil de poésie en général je pense.
Maelle Roussel, La poésie est à part.
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La poésie, donc : l’inverse de la jungle aride et inféconde du solipsisme, du désert autistique perpétuellement « contemporain », où la seule voix qui porte est celle de l’aphasique. La poésie, marmite où bouillonnent nos cinq sens travaillant à leur création fusionnelle, notre sixième sens, le langage, la parole, cette voix qui nous articule.
Oscar Ruiz-Huidobro, Eh, va donc, rime ailleurs8
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La poésie est l’un des termes qui échappe le plus à toute définition arbitraire – le champ de connotation est effectivement vaste, impliquant l’ésotérisme, la prédilection, tout ce qui relève de l’abstrait, du divin, de l’absolu, de l’origine, ce qui en soi porte vers l’infini –, raison pour laquelle, au fil des siècles, c’est l’un de ceux que l’on explicite le plus, l’empesant outre-mesure d’objets, d’attributs, de significations, de développements superfétatoires, de maints sujets, à l’instar d’un dictionnaire focalisé sur un seul vocable, qui grossirait et grossirait en volume avec le temps : c’est ce qui fait son intarissable propos, son inépuisable richesse spirituelle et intellectuelle, parce que sa portée et sa dimension s’orientent sur l’indicible.
Nicolas Saeys, Une clameur d’espoir et de vie.
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Le langage poétique se soucie de ses sonorités qu’il met en adé-quation avec le sens. Un bouquet de sensations et de pensées éveillées par la musique de mots choisis ! C’est du moins ainsi qu’on le souhaite et ce en quoi il a un avenir.
Jean-Paul Savignac, Insuffler le rythme.
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Contrairement à ce qu’on a souvent l’air d’insinuer en prenant une attitude faussement indulgente, la poésie n’est pas une sorte de mise en forme de la rêverie, et comme telle coupée du monde et de ses réalités. C’est un langage imagé qui veut rendre compte de la réalité telle que la perçoit chaque auteur, en fonction de ses connaissances, de ses émotions et de ses opinions de toutes sortes.
Roland Strauss, Poésie, que d’erreurs on commet en ton nom !
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Je suis incapable de répondre à toute question qui demanderait ce que c’est que la poésie et à quoi elle rime. J’ai pourtant publié un livre intitulé La Poétique, dans la collection « Que sais-je ? », qui a connu trois éditions, été traduit en portugais, en serbe et en coréen, mais je n’en suis pas fier et j’ai l’impression d’avoir tout raté.
Henri Suhami, Réponse en forme de question.
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La poésie ne rime à rien ! Pas plus que la musique, la danse ou la peinture. Imaginez un monde, une société sans ces « muses », c’est impossible, toute humanité aurait disparu. Il s’agit, on le voit, de besoins vitaux.
Youri, À rien !