Prix Philippe Chabaneix

     – Le Prix Philippe Chabaneix est réservé à un ouvrage de critique ou d’histoire de la poésie. Il comprend aussi l’ancien Prix Léon Riotor.

Le poète Philippe Chabaneix, (1898-1982) Administrateur de la Maison de Poésie, animateur de la librairie Le Balcon, Grand Prix littéraire de la Ville de Paris, tenait des chroniques de poésie en diverses revues (Le Mercure de France, La Revue des Deux-Mondes). Ce Prix a été décerné à Béatrice Marchal qui a révélé et publié un ensemble de poèmes d’amour de Cécile Sauvage.

Béatrice Marchal

          L’intérêt de Béatrice Marchal pour cet auteur assez méconnu, auquel elle a consacré sa thèse de doctorat, puis deux livres, a permis de mettre en lumière toute une partie de l’œuvre de Cécile Sauvage (1883-1927), œuvre jusque-là tronquée, sinon légèrement faussée.

          Les Écrits d’amour, titre d’un ouvrage pour lequel la lauréate est couronnée, exhument en effet tout un volet de cette œuvre,  que la famille,  pour des raisons d’honorabilité, avait tenu sous le boisseau. Il s’agit de poèmes en vers et en prose qu’avait inspirés à la poétesse une liaison adultère, et dont les accents sont passionnés. Le déjà long intérêt de Béatrice Marchal pour la poésie de Cécile Sauvage a fait que la famille lui a confié ces manuscrits en 2003. Elle les a établis, présentés et annotés dans son livre.

          Tout ce qu’elle a vécu, Cécile Sauvage l’a éprouvé d’une manière ardente, extrême : la maternité, la passion amoureuse, le mysticisme, et, à la fin de sa vie, une lente consomption dans la mélancolie. Son œuvre, sa personne se sont en quelque sorte prolongées en son fils, le compositeur Olivier Messiaen. Elle l’a introduit à la musique, l’éveillant aux chants des oiseaux, à la beauté des fleurs, l’intriguant aussi par ce silence qu’elle gardait sur sa vie intime, un silence dévorant qu’en fils aimant, il a apprivoisé par la musique.

          Tout cela, Béatrice Marchal l’a très bien expliqué dans ses livres, qui révèlent une maîtrise parfaite du sujet, une grande finesse de sensibilité et un style remarquable.

Jean-Pierre Rousseau

Jean-Pierre Rousseau présente Béatrice Marchal
En arrière plan : Daniel Sauvalle
Photographie de Elizaveta Zhuravleva

Et c’est nous qui sommes la vie,
La nature fleurit par nous,
De ton rêve, de ma folie,
Du tremblement de nos genoux.
Elle, qu’est-elle ? Un lieu de sable
Où des végétaux ont poussé
Entre les maisons, les étables
Sous un peu de ciel caressés.
Mais nous qui nous sentons mourir
Et vivre et fleurir bouche à bouche…

Prière

*

Sur le lit plein de ton parfum
Je vais dormir comme en tes bras
Et revivre encor tes caresses,
Te retenir nu contre moi,
Sentir tes formes sur les miennes
Et ton désir lourd et tremblant
Grelotter de fièvre à mon flanc.
J’aurai faim de ta chair vivante,
J’aurai ta vie entre mes bras.

id.

*

Ton désir est le fruit qui seul peut m’apaiser,
J’ai faim, donne-le moi que je morde au baiser,
C’est pour la faim du fruit, hélas! que je suis née.
Il est fait pour mon sang, il est fait pour mes lèvres,
Ma bouche l’a choisi, mon sang tremble de fièvre,
Ton corps est le fruit lourd qui doit combler mes bras,
Viens dans mes bras, mon âme à ton âme tout bas.
Viens, une joie ardente et triste me pénètre,
Ne dois-je pas trouver mon âme dans ton être,
Mon sein n’est-il pas fait pour ta bouche d’enfant.
Tu m’appelles, je viens, le chemin de ton sang
Est en moi, tout mon être est soumis à ta vie.

id.

*

Mais je suis belle d’être aimée,
Vous m’avez donné la beauté,
Jamais ma robe parfumée
Sur la feuille ainsi n’a chanté,
Jamais mon pas n’eut cette grâce
Et mes yeux ces tendres moiteurs
Qui laissent les hommes rêveurs

Et les fleurs même, quand je passe.

Primevère

Grand Prix de poésie

Le Grand Prix de Poésie, décerné tous les deux ans, en alternance avec le Prix Louis Mandin, regroupe les anciens Prix Émile Petitdidier (du nom du Fondateur de la Maison de Poésie), les Prix Paul Damarix, Fernand Dauphin et Maurice Du Plessy. Ce Grand Prix récompense l’ensemble d’une œuvre.

En 2010, le Grand Prix de poésie a été attribué à Jean-Claude Pirotte pour l’ensemble de son œuvre, à l’occasion de la publication de son recueil Le Promenoir magique et autres poèmes (La Table Ronde). 

Jean-Claude Pirotte

     Jean-Claude Pirotte est Belge, il est né à Namur dans les Ardennes, en octobre 1939, il a donc soixante-et-onze ans ce mois-ci. Il a été avocat, il a quitté la Belgique en 1975 pour y revenir en 1981. Il a vagabondé (« ce n’est pas Jean-Sébastien / qui m’a appris l’art de la fugue », dit-il), même très jeune, à douze ans au Danemark, aux Pays-Bas, puis en France, en Italie, en Espagne, en Suisse aussi. Et il écrit une cinquantaine de livres, des recueils de poèmes, des souvenirs, quelques romans. Il est également peintre.

     La publication par les Éditions de la Table Ronde d’une grosse anthologie de 920 pages, Le Promenoir magique et autres poèmes qui réunit des poèmes écrits de 1953 à 2003 – un demi-siècle – confirme que nous avons bien à faire à une œuvre déjà importante, qui justifie ce Grand Prix.

Le chant

     Ce qui séduit avant tout dans l’œuvre de Jean-Claude Pirotte, c’est le chant de la poésie française. Voilà des poèmes qui ne sont pas de la prose saucissonnée. On y entend une voix personnelle qui nous touche, nous charme, souvent nous enchante, une voix qui parle dans cette langue des vers qui existe chez nous depuis plus de mille ans.
aux temps obscurs de mes enfances
quand glissaient les serpents du soir
et que pleuraient dans les soupentes
les servantes aux lèvres noires
sous la neige des lunes blanches
qu’arrivait-il à ma mémoire
aux temps obscurs de mes enfances
quelle marâtre ou quelle amante
s’emparait comme d’un heurtoir
de mon cœur sans destin notoire
quand glissaient les serpents du soir

(La boîte à musique)

     C’est un chant qui n’a pas d’âge, dont on peut dire qu’il est celui de toute la poésie française, mais que tout le monde ne possède pas, et qui semble se transmettre de poète à poète. Aucun poète n’est jamais sorti de rien. Jean-Claude Pirotte se reconnaît de nombreux grands ancêtres, parmi ceux qu’il appelle des « veilleurs » (c’est le titre d’un chapitre de son recueil La boîte à musique). En voici quelques-uns, qu’on rencontre au fil de ses poèmes :

Francis Carco Mortefontaine
les chemins ne vont nulle part
feuilles mortes mortes semaines
traces de pas qui reviennent
sans cesse au lieu du départ

(Amorces)

*

Lire Nerval et mourir

(Amorces)

*

Max Jacob il souhaitait
s’ennuyer comme la Loire

(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

*

Quand je lisais Laforgue, Jules
dans le bistrot de mes quinze ans
auprès des digues du Betuwe
le temps passait si lentement

(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

*

Je lis Tristan Derème
et rien ne me distrait
la vie est un poème
qui se conserve au frais…

(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

*

Je lis Réda Thomas Dhôtel
Jaccottet Follain quelques autres
amis dont je n’aurai jamais
pu tenir les mains dans les miennes

(La Vallée de Misère)

*

Artaud je vois autour de toi
Adamov Henri Thomas
le fragile Prevel aussi
et je te vois rôder toi-même
autour de ce déchirement de toi

(La Boîte à musique)

     Et beaucoup d’autres, Rutebeuf, Ronsard, Vauquelin de La Fresnay, Gautier, Apollinaire, André Frédérique, Armand Robin, Pierre Reverdy, Francis Jammes… Une superbe lignée, où le plus fréquemment et le mieux évoqué est celui dont se rapproche le plus la poésie de Jean-Claude Pirotte :

Centenaire ignoré

l’humble professeur d’anglais

sous son cache-nez de laine
effrangé c’est bien Verlaine
or j’ai surpris son reflet
dans l’eau verdâtre de l’Aisne
pion barbu pensif et laid
et solitaire il allait
précédé de son haleine
de vin morne il titubait
en marmonnant des musiques
un soir de feutre plombait
les lointains mélancoliques
dont la langueur surannée
demeure après cent années.
(La vallée de Misère)

      Il y a encore beaucoup d’autres « veilleurs » auxquels Jean-Claude Pirotte rend hommage, jusqu’à en faire la substance même d’un poème, tissant les noms et les époques dans une même étoffe du temps :

en lisant Olivier de Serres
Tardieu Ronsard Jouve Joubert
Paulhan Dumay Cliff Voragine
Fallet Villon La Tour du Pin
Verlaine Pline Armen Lubin
bref tous ceux qui dans ma cantinede lecteur font mon ordinaire
Bachelard Montaigne Follain
Dhôtel Grosjean Thomas Beucler
Arland Jaccottet Larbaud Fargue
et Brauquier qui fut subrécargue
et tant et tant de voix intimes
sans oublier Raymond Queneau
J’ai composé cette ode à l’eau-
de-vie des cerises opimes
(Fougerolles)

     Ce chant qui nous est transmis par toute cette tradition ancienne ou récente, c’est d’abord cela, la poésie :

laissez reposer les poèmes
laissez-les sous le torchon
afin que la pâte lève
et qu’elle craquelle à souhait
vous entendrez le chant peut-être
un chant discret mais entêtant
de la croûte qui dore en secret
feignant de dormir seulement
avant de s’éveiller au feu
du précieux fourneau des ancêtres
qui l’hiver réchauffait les vieux
les mendiants et les poètes(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

Ce que cherche à dire la poésie

      La deuxième raison d’aimer la poésie de Jean-Claude Pirotte, c’est son romantisme. Sous sa musique, on entend la mélancolie profonde de la vie, comme chez Verlaine, comme chez Mozart. Le chapitre qu’il a nommé « La leçon de musette » se trouve justement dans son recueil La vallée de Misère. La deuxième raison de notre attachement à sa poésie se trouve en nous comme en lui, dans cette irrépressible nostalgie d’une autre chose, une chose que cherche à dire la poésie. Car nous sommes tous, comme Jean-Claude Pirotte, les héritiers du Romantisme.

     La nostalgie, notre nostalgie,  est toujours présente dans sa poésie. Elle renvoie, évidemment, à l’enfance à jamais perdue.

L’enfant que je fus
a perdu ses ailes

(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

*

l’enfance et l’éternité
sont peut-être synonymes
comme l’hiver et l’été
comme le ciel et l’abîme
c’est ce qu’il préfère croire
l’enfant du fond de la classe
qui pressent les longs déboires
de la vie et du langage

(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

      Nous savons que l’enfance est l’un des thèmes majeurs de la poésie contemporaine et peut-être comme l’image même de ce que le poète cherche à redevenir. Car si nous ne sommes pas comme de petits enfants, disait l’Évangile, nous ne connaîtrons pas le Royaume de Dieu. Ou plus simplement : la poésie. Un Romantisme, sans doute, mais qui s’interroge sur sa propre nostalgie et sur l’objet même de sa quête de poète.

les nuits les nuits quel fantôme
m’appelle est-ce dans ma chambre
ou ce cri vient-il du fond
de mes années d’enfance
il n’y a qu’un exil une épreuve
pareille et sans cesse nouvelle
et la voix qui répète le mot
dont j’ignore le sens je l’épelle
ce mot à jamais incompris
mais un matin peut-être
juste avant le lever du soleil
ce sera le cri de l’oubli
(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

     Cette poésie rend sensible le déchirement qui est en nous, l’impression d’être hors d’un monde de plus en plus cancérisé par le profit et la violence, alors que le temps nous ronge.

en moi chaque jour
je tue un peu de moi
oh pas grand chose
un souffle indécis
un pétale de rose
(pourrais-je dire)
un battement d’aile
un écho souterrain
un début de chanson
comme un rayon de lune
à travers une vitre
opaque un vieux parfum
dans un flacon perdu
le sentiment à peine
exprimable d’avoir
égaré l’essentiel

(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

      Nous retrouvons ici la solitude qui était déjà celle du poète romantique et qui est toujours la nôtre aujourd’hui avec ce mouvement de bascule entre « solidaire » et « solitaire », que montrait Albert Camus. Albatros ou vieux chien, fier ou résigné, le poète est toujours à part.

il y a toujours ce vieux chien galeux
qui passe à la même heure seul
et qui semble trembler de peur
ne vois-tu pas comme il te ressemble

(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

*

la solitude est là
si je me regarde
si je me retourne
elle tend sa bourse
vide et me fait du plat

(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

     On sent bien que dans notre société mercantile, le poète est plus que jamais un « homme séparé ».

la poésie n’est pas une affaire d’hommes
ni de femmes ni de chiens
ni d’ânes ni d’artistes
ni de poètes
la poésie n’est pas une affaire
(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

     Voilà donc quelques-unes des raisons de notre choix qui vise à attirer un peu plus l’attention sur une des rares œuvres poétiques réelles de notre époque, celle d’un poète capable d’une saine auto-dérision qui ne nous déplaît pas non plus, alors que tant de pseudo-poètes sont aujourd’hui bouffis de suffisance.

je n’écris pas comme cestuy-
là qui triture le langage
et le désosse et le réduit
et le conchie plaisant outrage
je n’écris qu’avec une plume
et de l’encre sur du papier
vieux marteau désuète enclume
armes de poète pompier

(La vallée de Misère)

     Il suffit d’écouter la poésie de Jean-Claude Pirotte où passent ses « fantômes familiers », pour y trouver encore mille et une autres raisons de l’aimer.

je ne parlerai qu’à voix basse
à mes fantômes familiers
et de nos pas dans les allées
incertaines du vieux vieux temps
nul ne pourra suivre la trace
les reflets au bord des étangs
de nos misérables carcasses
s’évanouissent comme passent
les frêles amours les nuées
les étincelles de la grâce
je ne parlerai qu’à voix basse
et le cœur à peine battant
à mes ombres dépossédées
par le mirage des années
incertaines du vieux vieux temps.
(La Boîte à musique)

Jacques Charpentreau

Recueils cités :

Amorces, 1953-1957. Inédit.

Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent. 1955-1972. Inédit.
La vallée de Misère. Cognac, Le Temps qu’il fait, 1987. Réédition, 1997.
Fougerolles. Dijon, Éd. Virgile, 2004.
La boîte à musique. Paris, La Table Ronde, 2004.
Réunis dans Le Promenoir magique et autres poèmes, 1953-2003. La Table Ronde, 2010


Prix Paul Verlaine

En 2010, le Prix Paul Verlaine a été attribué à Jacques Bertin pour son recueil Blessé seulement (L’Escampette).

Le Prix Paul Verlaine est attribué à un recueil de poèmes. Il regroupe aujourd’hui plusieurs anciens Prix, (Pierre Louÿs, Gabriel Vicaire, Charles Péguy) dans le soucis de ne pas multiplier et donc banaliser les distinctions pour attirer l’attention sur un poète.

Jacques Bertin

      En décernant son prix Verlaine 2010 à Jacques Bertin pour Blessé seulement (recensé dans les « Pages de garde » du  numéro 43 du Coin de Table), la Maison de Poésie entend mettre à sa juste place une œuvre dont les auditeurs ne perçoivent pas toujours toutes les facettes. Chanteur, oui, bien sûr, Bertin l’est et le demeure, mais dès son premier disque, en 1967: « On se croit un peu poète », avouait-il, prouvant du même coup, par ses textes, qu’il était bien, comme Charles Trenet, comme Georges Brassens, beaucoup plus qu’un simple interprète. Allaient le confirmer, publiés parallèlement à la vingtaine de titres de sa discographie, plusieurs recueils de « poèmes et chansons ».

     Dans l’avant-propos du second, Dans l’ordre (1978), nous lisons :

     Je suis venu de la chanson à la poésie. Peut-être cela paraîtra-t-il à quelques chroniqueurs littéraires le signe d’une faiblesse congénitale. Mais mes origines sociales m’avaient porté à l’exercice de cet « art populaire ». Aujourd’hui j’en ai découvert la grandeur.

     Son art poétique, à bien y regarder, nous le trouvons là aussi :

     Les chansons, par définition, sont faites pour être chantées. C’est-à-dire que l’agencement des mots y est fonction de l’oreille. Au moment de transcrire, l’auteur découvre comme un carcan les lois de l’écriture. Faut-il mettre tel mot au pluriel ou au singulier ? Ce verbe doit-il s’accorder avec ce sujet ou plutôt avec cet autre situé plus haut ? Dois-je mettre un point ici, et là un point-virgule ? Partout, il faut choisir et enlever du sens. La transcription appauvrit considérablement la chanson. Les pauvres gens qui méprisent ce qu’il faut bien appeler la poésie orale ignorent combien l’univers de la parole vivante est plus riche que celui de la parole mise sous presse.

     Remplacez dans ce texte « chanson » par « poème », tout reste juste. Paroles sans musique, les poèmes de Bertin sont faits pour être  dits comme ses chansons pour être chantées. Chanson et poème ne sont en fait, chez lui, que deux aspects d’un même texte :

Louvigné-du-désert arrêtons-nous nous irons boire
Dans un petit café ouvert aux premiers froids de ma mémoire
Aux amis évanouis, déjà perdus parmi les ombres
À ceux que j’aimais tant je crois et que j’ai oubliés
J’inviterai quelques poètes pour faire un bel enterrement
Quelques octosyllabes et je suis seul pour arroser l’événement
Nous nous raconterons l’histoire en parlant un peu lentement
Du temps qui s’en va de l’oubli qui devant nous fait la musique
Et puis nous nous contenterons de peu de choses : un peu de vin
Un mot qui frôle l’herbe du soleil et c’est en vain
Je n’ai d’amis que les poètes et je m’en reviendrai chez moi par les chemins
Comme une cigarette éteinte rallumée et qui s’éteint.

     Poème ou chanson, l’inspiration est large, variée, généreuse. Parfois militante, elle se charge d’indignation, de révolte :

La misère, on l’avait crue morte à force de se montrer à soi-même l’artifice
On l’avait envoyée pourrir dans les banlieues
Loin. On allait la visiter en club dans de beaux pays exotiques
Avant de remonter lourd comme après boire vers la lumière
On parlait de la pauvreté comme d’une catégorie esthétique
La misère, voilà qu’elle se dresse et vous jette sur les routes
Pour la grande scène de l’exode qui cette fois finira mal

     Homme de l’Ouest, d’ascendance bretonne, Bertin, après quelques détours par Lille (et l’École de journalisme), par Paris (où il vécut longtemps et se produisit dans les plus grandes salles), par le Canada  (qui l’accueillit à bras ouverts et lui inspira un beau roman), a retrouvé ses racines en Anjou, à Chalonnes-sur-Loire, dont les paysages, en filigrane, se devinent dans ses poèmes :

Ne t’en fais pas pour l’ombre ni pour la patience
Elles progresseront ensemble avec le temps
Ni l’or à quoi le beau soir dénudé ressemble
Et qui semble parfumer le pays d’encens
Ne t’en fais pas. Tout vient à son temps, à son heure
L’oubli viendra, comme un messager des lointains
Ailleurs s’étrangle à nouveau le cor du sonneur
Annonçant des rémissions proches. Tout est vain
Tout est vain : on ne voit plus, qui blessaient les vignes
Ces routes tracées dans la chair vive au couteau
Juste une buée montant des souffrances, on devine
Mourant, les formes féminines des coteaux
Avec le temps, les trahisons, les espérances
Qu’en reste-t-il ? Le parc oblique vers la nuit
Rentre, serrant sous ta veste ton peu de science
Tout vient à son heure, et le pardon de la pluie
Tout fut-il donc dépensé pour rien ? Tu protestes
L’escalier geint. Ce soir, personne ne t’attend
Dans le noir tu parcours ta galerie de gestes
Le fardier d’insomnie s’ébranle pour cent ans
Ne t’en fais pas. Toute chose à la fin fait cendres
Même l’oiseau dont les braises brillent encore
Et, dans la nuit sans oubli où tu vas descendre
Son aile implorante frémit, dans le décor

     On ne s’étonne pas, à lire de tels vers, que leur auteur se sente proche d’Apollinaire, de Milosz, de Chaulot, de Bérimont, de Cadou…

     Blessé seulement, ne porte en sous-titre qu’un seul mot : poèmes. Un pluriel qui pourrait être là encore un singulier, car ces fragments, avec leurs brisures, leurs silences, leurs inachèvements, ne forment qu’un seul chant de deuil et de rage. Deuil de la jeunesse, deuil surtout d’un amour trahi :

je ne parle plus à personne
de l’incendie de la maison
ni de la blessure en plein front
je me tais sur le temps profond
sur le rythme et l’étrange son
de la cloche noyée au fond
qui dit : rien ni le temps ne compte
– elle sonne on ne l’entend pas –
et je cultive sous mes pas
les fleurs d’un  indicible automne
et je me tais tandis qu’au loin
ou au fond une cloche sonne

     La musique est souvent, comme ici, celle de l’octosyllabe, rimé ou assonancé, celle de l’alexandrin aussi, avec des passages au vers libre, des glissements vers la prose, à peine marqués çà et là d’un signe de ponctuation, sans majuscule au début du vers, comme pour mieux refuser les conventions de l’écrit.

     Le recueil comporte trois parties d’inégale longueur. Aux quatre-vingts pages qui en forment le corps succèdent sept pages de « poèmes d’avant retrouvés dans les décombres après l’explosion ». Confidences ? Méditation ? Bilan ? Traversés de souvenirs, d’inquiétudes, d’interrogations, moins fragmentaires que ceux « d’après » (la classique majuscule à l’initiale des vers y est encore présente), ils s’achèvent – s’achevaient ! – sur une affirmation et une promesse: « J’aime. J’aimerai ».

     Le recueil se clôt sur une coulée d’octosyllabes véhéments, véritable condensé de tout ce qui précède, comme le confirment son titre et son constat final : « blessé seulement ».

     Bref, une poésie humaine, sincère, qui n’a que faire de la glose et de la mode; la poésie que nous aimons; celle qui vous parle et vous va droit au cœur.

Jean-Luc Moreau

Daniel Sauvalle, Jean-Luc Moreau, Jacques Bertin
© Elizaveta Zhuravleva

Jacques BERTIN : éléments de bibliographie

Prose

Chante toujours, tu m’intéresses (ou les combines du show-biz). Éditions du Seuil (Collection « Intervention ») (1981).
Félix Leclerc, le roi heureux (Biographie). Éditions Arléa-Éditions Boréal (Québec) (1987) + texte sur anniversaire de la ville de Québec.
Du vent, Gatine ! (Un rêve américain). Éditions Arléa (1989).Une affaire sensationnelle (roman). Éditions Le Condottiere (2008). Amours d’Edmond, de Léonie, Bonnie and Clyde angevins,  et une évocation de la Loire.

Filmographie

René Guy Cadou, de Louisfert à Rochefort-sur-Loire. Un film de Jacques Bertin. Réalisation : Annie Breit. DVD Éditions Velen.

Poésie

Plain-chant, pleine page (Poèmes et chansons 1968 – 1992), avec Pierre Veilletet. Éditions Arléa (1992).
Blessé seulement (Poèmes inédits, préfacés de Lionel Bourg). Éditions L’Escampette (2005)
Jacques Bertin chanté par Jacques Bertin aux éditions EPM dans la collection Poètes et chansons (2003).