Être ému, c’est être mis en mouvement, comme peut nous le rappeler l’étymologie. L’émotion ne se réduit pas à ce qu’on appelle souvent, avec quelque mépris, le sentimentalisme.

En poésie, il est de bon ton, j’allais dire de bon temps, de critiquer le lyrisme qui est, souvent à juste titre, considéré comme une effusion égocentrique de l’identité, avec ses déclinaisons individualistes.

L’émotion poétique, ce n’est pas ça. Ce n’est pas la sentimentalité, son expression, son extension, ni son partage.

Pourtant, si le poème n’émeut pas, c’est qu’il n’est pas reçu.

Entendre un poème, c’est effectivement se laisser atteindre par ce qui, à l’intérieur de ses mots, nous met en mouvement. Quelque chose de nous-même est touché, bougé, ébranlé, et cela vient par les mots, dans cette « sorcellerie évocatoire » dont parlait Charles Baudelaire, et qui est la marque des poètes.

Ainsi va le poème : parole de l’un pour l’autre (cet autre est aussi bien le poète que son lecteur. Cet autre est intérieur au poète autant qu’extérieur. L’altérité est aussi au fond de nous-mêmes.)
Ni un discours ni un récit, mais une parole, c’est-à-dire le surgissement d’une voix de chair, d’une voix particulière dans des mots que nous connaissons, mais qui, à être parlés de cette manière, sont renouvelés, sont augmentés.

Quelque chose a changé, est ajouté à la familière signification.

Ce quelque chose, c’est DU SENS, non pas une simple signification de plus ni une « vision » différente, non, pas seulement. Mais un bouleversement premier plutôt, qui nous fait sentir-comprendre que l’humain est capable de sens, de donner du sens, d’aller le chercher ou de le fabriquer. Nous avons cette force, et cette liberté. Et nous l’avons tous.

Le poème est comme un réservoir de sens, il nous le montre. C’est cela qui nous bouleverse.

Chaque poème ajoute quelque chose à la signification pure des mots qu’il emploie et qui sont à tout le monde. (Images, musicalité, rythme, constructions particulières, déplacements inattendus…)

Le poème est un puits ouvert dans la langue. Il y manifeste que notre langage est subjectif, et en l’occurrence que, loin d’être un défaut, c’est bien là notre richesse.

Le langage fabrique les sujets que nous sommes. Et c’est l’honneur de la poésie de nous le rappeler, face à tout ce qui nous rétrécit et qui nous brise. Face à ce qui nous rend anonymes et qui nous voudrait interchangeables, le poème rend chacun de nous à lui-même.

Le poète nous montre le « verre coloré »(Husserl) que nous avons tous, chacun le sien, devant les yeux, et nous révèle que nous regardons le monde à travers lui. Il nous fait sentir que ce foisonnement augmente la vie.

             LE POÈME NOUS DONNE LE SENTIMENT-SENSATION DU SENS.

Le sentiment que quelque chose dans la parole poétique déborde sa signification lexicale.

Et c’est cela qui est appelé dans la lecture du poème. C’est cela qui est partagé, et qui est modulé. C’est cela l’émotion poétique.

Dire aussi que ce quelque chose est une présence : tout à coup, un homme parle, voici un poème, et voici une présence au monde qui s’offre à nous. Alors, dans le même temps nous est donnée notre propre présence. Et de cette manière, notre propre liberté.

Ainsi, nous sommes, dans ce frémissement.

Comprendre de cette manière, peut-être, le «Ô insensé qui crois que je ne suis pas toi » de V. Hugo.

Oui, nous le sentons, nous le découvrons en nous-mêmes, nous sommes les parlants du monde et le monde parle à travers nous.

C’est notre force, et c’est notre responsabilité. C’est notre grandeur et aussi, souvent, notre honte.

Le poème n’a rien à voir avec la morale, mais il nous remet à notre place : Nous sommes tous en charge du monde et de nous-mêmes. Nous le décryptons, nous le parlons, nous le transformons.

Il me semble que c’est dans cette émotion-là que nous conduit la poésie, au bord de nous-mêmes.

Oui, c’est bien au cœur, mais à celui qui n’est séparé ni de notre intellect, ni de notre corps, que nous sommes touchés.

Que fait donc la poésie, si ce n’est donner de la vie aux mots, les plonger dans la marée immense du vivant et y glisser l’éblouissement de notre présence ?

À charge pour nous de l’accueillir ou de la refuser. Ceci ne lui appartient plus.

Dans les couleurs du monde
un petit œil s’enfuit

il vagabonde entre les signes
il les éclaire

il les transforme
les habille de neuf
très doucement

très sagement
sans bruit aucun

il ajoute à la vie
ce qu’elle ne connaît pas
encore

le réel palpite

il nous appelle

ce petit œil
est en chacun de nous
ce qui donne au monde
sa forme

Claudine Bohi