Livre de 96 pages, 13,5 cm x 20 cm. 18 euros. ISBN : 978-2-35860-034-7

JACQUES CHARPENTREAU

UN SI PROFOND SILENCE

POÈMES

« Il se fit tout à coup le plus profond silence
Quand Georgina Smolen se leva pour chanter »

Alfred de Musset, Le Saule.

     « Dans le tumulte du monde, ce silence est celui qui annonce et accompagne le passage du chant, de la grâce, de la poésie. Mais la beauté n’abolit pas l’horreur : la poésie exprime nos émotions comme nos refus des monstrueuses abominations du monde, les violences, les guerres, l’écrasement des humbles. Tout cela inspire ce recueil, dans une ombre qui s’agrandit. La poésie dit la mort comme l’amour.
Mais la poésie ne le dit pas n’importe comment.
Je suis de ceux qui essaient encore d’exercer leur art, l’art poétique, en combinant les mots, leurs sens, leurs sons, leurs accents, leurs images, pour faire entendre le chant qui est en nous. C’est lui qui transforme les lignes d’un texte en vers d’un poème. La poésie exige qu’on accorde les mots comme un musicien accorde son instrument pour en jouer.
Ce chant, nous l’entendons depuis toujours, accordé à la scansion de la marche de notre vie, au rythme de notre cœur, et il sera là jusqu’à son dernier battement. Pour l’entendre, il faut l’écouter sur le silence à faire en nous, malgré le tumulte du monde. »

J. C.

La silencieuse

On n’entend pas tomber la neige
On n’entend pas marcher le chat
On ne sait pas quand s’approcha
L’amour qui nous a pris au piège.

À pas de loup la vie s’abrège
Le temps file à travers le chas
Et la patte du chat cacha
Cette pelote qui s’allège.

La silencieuse plus encor
Qui possède l’âme et le corps
Elle était là sans qu’on le sache

Celle qui tapie sans recours
Sans bruit sans espoir sans secours
Depuis toujours en moi se cache.

*

Le crime

Plus loin que le fracas des bombes et des armes,
Le grincement des chars, la folie des stukas,
Au-dessus des rockets, dans l’infernal vacarme
Des miaulements rageurs des orgues Katiouchas,
Plus puissants que les cris, les hurlements, les larmes,
Par-delà le blasphème ignoble de l’histoire,
Dans ce monde à jamais au mal abandonné,
J’entends, plus innocent que Jésus au prétoire,
Le dernier battement du cœur d’un condamné :
Le sanglot d’un enfant qu’on jette au crématoire

*

L’adieu du régisseur

La représentation s’achève,
Il n’en reste pas plus qu’un rêve,
Une vapeur, un songe, un rien…

Mais vous avez été très bien :

Vous avez tenu votre rôle,
Tantôt émouvant, tantôt drôle,
Les spectateurs étaient contents,
Cela se sent, cela s’entend
À leurs longs silences complices,
À la façon qu’ils applaudissent.
J’ai même perçu très discret
Au fond comme un sanglot secret.
Et maintenant, j’éteins les lampes,
La salle, la herse, la rampe.
Adieu. Le noir est absolu.
Pour l’atteindre, il vous a fallu
Mener le spectacle à son terme.
La pièce est terminée. On ferme.

***

Article de Robert Vigneau sur le livre :

Un si profond silence

     « Ceci n’est pas un recueil terroriste. D’emblée, je me méfie : depuis le sibyllin Coup de dés mallarméen, j’évite soigneusement les ouvrages qui s’annoncent comme des poèmes – tout juste propres à amuser les savantasses de typographie. Ici rien de tel : il ne s’agit nullement d’un casse-tête. Il ne s’agit que de poésie. C’est à dire de sentiments. Audibles ! Cela s’intitule Un si profond silence. C’est un récent recueil de Jacques Charpentreau.
Ce beau titre est d’ailleurs tiré d’une citation de Musset ; ce patronage romantique rassure le lecteur.  Il suggère ce silence où monte le chant de toute existence.
On ne peut ignorer Jacques Charpentreau tant il s’est révélé prolixe : une quarantaine de recueils qui s’adressent à tous les âges et conditions (comme en témoigne même une édition en braille !) – mais ce tout dernier ouvrage tient une place particulière dans cette œuvre lyrique si ample et contrastée : le poète y offre sa méditation personnelle d’une existence confrontée à la si commune obsession de l’ultime souffle.

La vie de la vie se retire
Et le reflux est rejeté.

     Il prend place ainsi dans la simple tradition française, de Villon à Queneau par exemple, que chacun illustra selon son tempérament, du réalisme effaré du pendu à la moquerie jaune de l’instant fatal… Ici, toutefois, le ton demeure volontairement assez proche de la réflexion  commune : Il s’agit là d’une méditation à l’écart de toute révolte, d’une tranquille acceptation de la loi du vivant.

J’ai connu des joies et des larmes
Mais le temps est toujours trop court.

     Aucune frayeur. De sincères regrets sans violence. Le poète se cantonne volontiers dans ce climat pacifié. Il ne blesse jamais les croyances. Il convie à la sérénité. Il s’affirme en fidélité avec soi-même. « Je reste ce que j’ai été. »
Son lecteur se trouve plutôt consolé dans cette ambiance dénuée de détails étrangers au moment final. Cette atmosphère peut ainsi concerner chacun. Comme un baume, même dans les images limpides de notre ignorance :

Il n’y a pas de port, il n’y a pas de rive :
L’univers se dilate, énorme cœur qui bat,
On ne sait pas pourquoi nos vieux espoirs survivent.
Nous errons sans savoir qui nous attend là-bas,
Nous fuyons dans le vide en immense dérive.

     Cependant, les anecdotes frappantes, les émotions des jours qu’ont croyait négligées sont loin de passer à la trappe de l’oubli.  Leur force au contraire, c’est de se retrouver réunies, entassées comme  autant d’éclats (c’est le titre de ce poème) d’une existence abolie  qui va s’opposer au reste du recueil entièrement consacré, lui, à cette méditation finale : ces éclats donnent ainsi matière au poème le plus fourni du recueil ; ils s’accumulent sans ponctuation, dans le désordre spontané du quotidien, en une  succession d’alexandrins uniques, souvent savamment troussés  d’ailleurs :

(…) Vin rouge et camembert oral avec Cohen
La noire antiquité sous l’énorme dolmen
Tous ces regards d’enfants à ma première classe
Et puis le dernier cours le fil du temps se casse
Michel Simon nichant dans un  grand sassafras
Franz Liszt ressuscité sous les doigts de Cziffra
Une nuit enfermé dans un immeuble en flammes
Quand les cloches sonnaient au loin à Notre-Dame
Me trouver à l’endroit où se pendit Nerval
Jean-Louis Barrault mimant le galop du cheval (… )

     Autant de moments d’émotion…   que nous ne découvrirons jamais en ampleur de poèmes !
Le recueil s’orchestre en trois mouvements naturels, successivement : Fontaines du temps, Chaos et Harmonie.
La première partie, Fontaines du temps, est la plus ample : elle établit surtout un état des lieux, ces impressions de l’âge qui décline selon des détails inattendus (tenir les cartes, apercevoir un régisseur, feuilleter un dictionnaire) avec cette image si récurrente chez Charpentreau, du petit garçon qu’il fut :

Pourrait-il me reconnaître
Du grand fond de ce miroir
Où j’aime à le voir paraître
S’il parvenait à me voir ?

     Chaos propose  ensuite une vision sans pitié du siècle que le poète dut vivre. On y retrouve ses accents de colère et de révolte devant les égorgeurs, infanticides et autres voisins barbares. La plus brutale actualité n’échappe pas à une vindicte peu visible en sa mélodie, nous faisant oublier que Charpentreau est aussi un vigoureux poète militant :

Fous de dieu, drogués et pervers,
Le mal à nouveau surabonde.
Il n’a jamais quitté le monde.
Nus n’avons qu’un seul univers
Dont il est le sinistre envers.
Elle revient, la bête immonde.

     L’ouvrage trouve une sorte d’apothéose dans le troisième mouvement dont l’intitulé Harmonies achève la quête et le chaos précédents.C’est l’occasion d’exprimer une sensation assez originale en inspiration poétique, la prise de conscience des existences qui nous ont précédés et, à leur suite, rendus viables :

J’ignore tout de vous en moi,
Famille immense des ancêtres,
Des choses, des plantes, des êtres
Qui me peuplent, qui font ma loi,
Et me guident sans l’apparaître.

     L’autre aspect majeur de ces ultimes pages me paraît la réponse que, volontairement, Charpentreau s’abstient d’assener à l’interrogation fatale. Il laisse chacun libre d’imaginer un paradis… ou son absence : au contraire de tant de chantres blindés dans leur dogme, Charpentreau n’avance jamais quelque foi comme preuve : à cet égard, il reste d’une honnêteté toute laïque :

Je ne sais ce que je serai.
La vie reçue, il faut la rendre
Sans en connaître le secret,
Sans le percer, sans rien comprendre,
Redevenir poussière et cendre.

     On le voit : il ne s’agit ici que de poésie, c’est à dire d’émotion – et en l’espèce de celle qui nous saisira tous à un moment donné de notre périple. On retrouve ici la réflexion de Montaigne, s’y préparant : la mort n’est pas le but de la vie, elle n’en est que le bout.
     Et pour entendre message si limpide, si universel nul besoin d’abasourdir le lecteur des faux pétards du vers libre et autres baroufs de typo : le poète s’exprime naturellement en sonnets précis, en dizains traditionnels, en vers rimés et scandés, en formes et strophes que la répétition fixe et la mémoire  retient d’autant plus aisément qu’elle s’est glissée dans sa sensibilité. »

Robert Vigneau
http://robert-vigneau.fr/blog/